Deux ans après sa première édition en anglais, « Réflexions depuis la ligne de front : Les négociateurs des pays en développement à l’OMC » revient dans cette édition en français qui recèle plusieurs nouveautés, parmi lesquelles un nouveau chapitre sur l’initiative en faveur du coton. Ce livre est le récit de l’évolution des négociations du cycle de Doha, de ses accélérations et de ses blocages. Ses auteurs, négociateurs anciens et actuels de pays en développement, sont les mieux placés pour nous apporter cette vision depuis la ligne de front.
Avant-propos par Pascal Lamy
Les dernières décennies ont été marquées par une profonde mutation du paysage économique et commercial mondial et une redéfinition des rapports entre pays développés et pays en développement.
En 2012, pour la première fois, les pays en développement ont affiché un PIB supérieur à celui des pays développés. Alors qu’historiquement les pays en développement ont souvent été plus vulnérables aux chocs externes, la crise économique actuelle a impacté de manière beaucoup plus sévère les économies développées. Avec leur 2% de croissance en moyenne, celles-ci font pâle figure face aux économies émergentes dont la croissance moyenne avoisine les 6%. Le poids croissant des pays en développement dans l’économie mondiale a entraîné un bouleversement des flux commerciaux. La part des pays en développement dans les exportations mondiales est ainsi passée de près de 38% en 2000 à presque 50% en 2010. Et alors qu’il y a 20 ans, le commerce nord-nord représentait 60% des échanges commerciaux, le commerce nord-sud 30% et le commerce sud-sud tout juste 10%, il est estimé qu’en 2020, 30% des échanges se feront entre pays du Nord, 30 % selon un axe Nord-Sud et 30% entre pays du Sud.
Ces bouleversements, cette multipolarité grandissante de l’économie mondiale, ne sont pas sans conséquence pour les négociations internationales, qu’elles soient commerciales ou environnementales. Les “nouveaux” acteurs pèsent en effet aujourd’hui davantage dans les négociations à l’échelle mondiale. Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur cet ouvrage, qui relate, au fil des pages et au travers d’exemples concrets, combien les pays en développement sont devenus actifs au sein de l’Organisation mondiale du commerce, et combien leur rôle a évolué.
Mais davantage que la question du nombre d’acteurs, c’est le statut de nombre de ces pays qui se trouve désormais au cœur des débats. En effet, avec l’émergence économique des pays en développement, la configuration dans laquelle les disciplines du GATT et de l’OMC ont vu le jour est devenue désuète. Le schéma classique consistait à associer le principe de réciprocité, selon lequel les pays les plus développés s’ouvrent mutuellement à l’échange international, à une flexibilité accordée aux pays en développement pour leur donner le temps de s’ajuster au système. Nul ne conteste que les pays en développement doivent bénéficier de marges de manœuvre et d’un accès aux marchés privilégié. Mais la question se pose de la place des pays émergents. Un pays émergent est-il un pays riche avec beaucoup de pauvres ou un pays pauvre avec beaucoup de riches ?
L’absence de vision commune sur cette question est la raison fondamentale pour laquelle les négociations du cycle de Doha n’ont pas abouti jusqu’à présent. La complexité croissante du monde actuel appelle donc à une redéfinition du rapport entre flexibilité et réciprocité, à un nouveau dosage entre droits et obligations, et par là-même à une nouvelle approche des négociations commerciales. Si l’on veut pouvoir réaliser la promesse du cycle de Doha, comprendre la dynamique des négociations et le pourquoi et le comment de la position des pays en développement est indispensable. C’est là toute la valeur de cet ouvrage.
Au cours des dernières années, CUTS est parvenue à rassembler des négociateurs de premier plan autour de ce projet qui donna naissance il y a deux ans à une première publication en anglais. CUTS présente aujourd’hui cette édition en français intitulée “Réflexions depuis la ligne de front: Les négociateurs des pays en développement à l’OMC”, qui recèle quelques nouveautés dont un chapitre concernant l’initiative en faveur du coton chère à de nombreux pays francophones en développement. Cette initiative s’inscrit logiquement dans la longue tradition de CUTS visant à promouvoir le système commercial multilatéral comme moteur de développement. Alors que j’étais encore à Bruxelles, je me souviens que CUTS tentait déjà d’accélérer le lancement du cycle de Doha pour le développement en aidant l’Inde et certains de ses partenaires commerciaux à surmonter leurs différences. L’OMC a, à de nombreuses reprises, bénéficié de l’expertise de CUTS, notamment lors du premier examen stratégique de ses activités d’assistance technique liées au commerce, dans les débats liés à l’aide au commerce, ou encore par la présence de son secrétaire général dans mon groupe de réflexion sur l’avenir du commerce, qui a rendu ses conclusions cette année.
Cet ouvrage tombe à point nommé, à quelques mois de la conférence ministérielle de Bali, dont il faut espérer qu’elle relancera les négociations permettant d’aboutir à des règles à la fois multilatérales et plus justes.